L’upcycling, un art d’avant-garde

The Art of Transformation

« J’élève le ready-made à un stade spirituel : ce qui est là est là. Je valorise cette force de l’existence. L’art n’imite plus la vie, la vie n’imite plus l’art : c’est l’art comme mode de vie, comme mode collectif d’habitation du monde.»

Anne : Salut Maroussia ! Dis-moi, puisque tu travailles le vêtement, pourquoi as-tu fait le choix d’être artiste et pas fashion designer ?

Maroussia : Je suis fascinée par la mode et nous utilisons le même médium, mais nous ne pratiquons pas le même métier. Je suis venue au vêtement lorsque j’étais étudiante dans les 90’s à Bordeaux, aux Beaux-Arts. Je chinais dans les tas de rebuts du marché aux puces de Saint-Michel, bien avant que l’industrie de la mode n’ait ouvert le marché du vintage. Dans la poubelle, j’avais toute l’histoire du XXe siècle devant moi. Un univers en concentré. J’allais chercher les fringues les plus colorées, les plus bizarres, pour les valoriser de mon regard et de ma main : en les choisissant, je changeais leur statut et leur signifiant. Elles devenaient trésor, propulsées sur un nouveau plan de l’existence. La fripe est devenue ma matière et l’upcycling ma pratique. Comme Marcel Duchamp, je fabrique des ready-made surréalistes : un « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste ». Mon métier n’est pas de fabriquer des fringues, mais de les upcycler dans un geste total qui m’inclut moi, la fringue, les autres, le monde. Le vêtement m’intéresse pour son potentiel de transformation, pas pour son industrie et sa fabrication. Par contre je suis directrice artistique.

"Mon métier n’est pas de fabriquer des fringues, mais de les upcycler dans un geste total qui m’inclut moi, la fringue, les autres, le monde."

Anne : Qu’est-ce qui t’intéresse autant dans le ready-made ?

Maroussia : La puissance du regard de l’artiste. Le regard est un outil révolutionnaire dans notre société de consommation : je peux choisir de faire du rebut un trésor. Et si quelque chose doit disparaître, je peux le destituer de trésor à rebut. C’est l’impalpable, le regard et le choix, qui change l’état de la chose ; pas un processus de nomenclature. Le geste est fondamentalement créatif et instantané, souvent iconoclaste : je privilégie la fulgurance à la virtuosité. C’était évidemment une pratique disruptive de jeune artiste punk, qui me permettait de créer à une échelle massive – à la tonne – contre un art classique, normatif. Mais le ready-made est aussi une pratique du choix. Pour transformer la matière il faut aiguiser le regard que l’on porte sur son environnement, que la matière nous inspire par son âme. Contrairement au recyclage qui dépense de l’énergie dans la déconstruction de la matière pour refabriquer dans un process lent et réglementé. J’élève le ready-made à un stade spirituel : ce qui est là est , c’est le pouvoir de l’instant présent. Et mon travail est de valoriser cette force de l’existence.

"Le regard est un outil révolutionnaire dans notre société de consommation : je peux choisir de faire du rebut un trésor. "

Anne : Il y a une différence avec Duchamp : il choisissait ses pièces en fonction de leur « anesthésie », c’est-à-dire sur le principe que la pièce ne lui procurait absolument aucune sensation. Toi, tu fais le contraire. Tu choisis celles qui te font vibrer dans la tonne de déchets et une autre personne vibrera avec d’autres. Et soudainement la pile de rebuts est un coffre au trésor pour celui qui sait voir : tu reviens au plus proche de l’origine de l’esthétique, αἰσθητικός, « percevoir par les sens ». Attraper le monde par sa sensibilité. Je trouve que cela se ressent dans ton esthétique enthousiaste, sincère et colorée, qui est aussi un levier d’action sur le monde. C’est une esthétique aussi bien qu’un dispositif itératif et collectif de mise en action.

Maroussia : Oui ! C’est ma filiation avec l’avant-garde des modernes : créer une nouvelle esthétique et une nouvelle manière d’investir le présent, une disruption formelle et intellectuelle absolue. Je le fais à deux échelles, une personnelle et l’autre collective. Tout d’abord, mes pratiques d’upcycling créent de nouveaux espaces dans les vêtements. En investissant les doublures, en retournant un haut pour le porter en bas, j’upcycle les pièces et ouvre un espace de performance sociale radicalement iconoclaste pour le porteur. Ensuite, ce rêve fou d’influencer, par l’Art, la destinée du monde, est profondément social. Face à une contemporanéité délétère, il faut s’organiser, s’affûter, apprendre à faire et faire ensemble. Créer un espace de liberté pour soi seul n’a pas de sens, je ne vois pas d’intérêt à ce que ça ne marche que pour moi. Je veux construire le monde au sens large, dans un fantasme, pour le monde avec les gens et jamais que pour moi. 

Ma pratique est collégiale et transdisciplinaire. En cela je rejoins Arts & Crafts en réinvestissant collectivement la campagne comme son fondateur William Morris lors de mes résidences à Piacé-le-Radieux ; ou Bauhaus pour leur utilisation avant-gardiste de la fête dans leur recherche sur l’art et le design. Il s’agit de créer les conditions d’existence d’un monde parallèle aux schémas révolutionnés, un laboratoire d’utopie. 

L’art ne se limite alors plus au savoir-faire et à l’objet. Il est énergie, expérience, il devient pensée et se décline sur tous les médiums. Une certaine barrière mentale et symbolique entre créateur et spectateur est abolie.

" (...) ce rêve fou d’influencer, par l’Art, la destinée du monde, est profondément social. Face à une contemporanéité délétère, il faut s’organiser, s’affûter, apprendre à faire et faire ensemble."

Anne : Arts & Crafts professe quand même un profond savoir-faire artisanal ; et Bauhaus est carrément élitiste. Toi, tu n’as pas peur de revendiquer ton refus de la virtuosité.

Maroussia : Oui, à deux titres. D’abord à cause de ma pratique de l’instantané et mon refus de la décoration. La méticulosité peut m’émerveiller, mais une décoration n’est pas une transformation. Si je ne provoque pas une fondamentale remise en question, je n’ai pas réussi mon œuvre. Je suis plus proche d’une esthétique du chaos que du beau-bien-fait. Ensuite, je refuse la virtuosité par souci d’inclusivité. Comme dirait mon mentor Thomas Hirschhorn et ses « musées précaires », de qui je tiens la radicalité de l’engagement collectif et vernaculaire : « Energie = Oui ! Qualité = Non ! ». Tout le monde peut participer à mes workshops pour créer de la transformation et de la collaboration. On ne peut pas changer le monde dans l’entre-soi. J’ai décidé de m’emparer de la mode parce que c’est un prétexte à créer, à proposer aux gens de les habiller pour mieux les prendre en photo, à se rencontrer pour se transformer ensemble.

Anne : Comment se traduit dans ta production artistique cette tension entre, d’une part, l’adhésion aux avant-gardes, et d’autre part ta pratique collective, inclusive et instantanée ?

 Maroussia : Le Corbusier qualifiait ainsi le brutalisme : « le béton brut, ça a révolutionné, j’ai fait naître un romantisme nouveau, c’est le romantisme du mal foutu. ». Mes fringues sont bien foutues mais je garde cet aspect affectif, passionné du romantisme ; et l’échevelé, le débraillé, le chaotique du mal foutu. 

Évidemment, je garde aussi le révolutionnaire. Mon esthétique est donc brutaliste. Mes autres références se situent bien sûr dans la contemporanéité du craft, comme les sacs en céramique d’Octave Rimbert Rivière ou en mappemonde brûlées que j’ai faites ; ou encore les  les bijoux en inclusions résines, clopes et fleurs de Natacha Voranger. Et il y a l’autre versant du Do It Yoursef (DIY) : le punk. S’habiller pour dire non ; déchirer joyeusement, rapiécer férocement, assembler les poubelles du monde pour sublimer ce que l’ordre normal n’avait pas su voir. C’est cette synthèse entre un mouvement populaire, protestataire, et un mouvement d’avant-garde qui me permet de développer une pratique aussi inclusive que pointue. Andrea Crews pousse toujours les curseurs de la création grâce à la plasticité que me procure la rapidité d’exécution et le foisonnement infini de ma matière première, la fripe que je récupère au Secours Populaire. Pas de forme fixe.

"C’est cette synthèse entre un mouvement populaire, protestataire, et un mouvement d’avant-garde qui me permet de développer une pratique aussi inclusive que pointue."

Anne : Tu aurais un exemple de cet avant-gardisme ?

Maroussia : C’est grâce à cet héritage maker et punk que j’ai été en avance d’une dizaine d’années sur, par exemple, l’explosion de l’esthétique hacker et cyberpunk, incontournable aujourd’hui. J’ai poussé le punk plus loin, plus collectif, avec le mouvement d’upcycling Andrea Crews dont je suis l’architecte. On n’est pas juste en rébellion, on est dans la construction d’un futur alternatif. Notre punk est donc naturellement devenu futuriste. Cyberpunk. Il est aussi une réactualisation populaire. Streetwear. On a anticipé des sentiments sociaux, des considérations écologiques et esthétiques ; comme la pratique du nu que j’expérimente depuis mes débuts et que l’on voit de plus en plus performé et interrogé. 

"L’art n’imite plus la vie, la vie n’imite plus l’art : c’est l’art comme mode de vie, comme mode collectif d’habitation du monde."

Le vêtement est un médium pop tellement puissant qu’il fait apparaître des réalités alternatives dès qu’on le modifie et qu’on le porte. En cela, Andrea Crews est une œuvre d’art totale. L’art n’imite plus la vie, la vie n’imite plus l’art : c’est l’art comme mode de vie, comme mode collectif d’habitation du monde.

Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud