La pratique textile

The Art of Transformation

« Ne pas faire comme il est dit de faire. A chaque test, quelque chose de nouveau apparaît, les significations se font et se défont, le monde se transforme. »

Anne : Hey Maroussia, est-ce que tu pourrais nous expliquer un peu en quoi consiste ta pratique textile ?

Maroussia : La transformation textile est un pan seulement de ma pratique, mais c’est de là que tout commence. Il s’agit d’entraîner son œil à voir les choses différemment et de mettre la transformation en pratique. Par exemple, tirer un pull de la tonne de fripe et au lieu d’enfiler les bras dans les manches, y mettre les pieds. Sans couture, juste en bouleversant les critères d’intelligibilité habituels, un sarouel apparaît. J’ai réitéré ce geste sur différents modèles et c’est devenu une technique : l’upside-down. Cela permet de jouer avec les vêtements, mais aussi de jouer avec soi et le monde. C’est ne pas faire comme il est dit de faire, à l’instar des installations d’Erwin Wurm qui se “sert de l’humour comme d’une arme” en décalant des objets usuels de quelques degrés pour souligner l’absurde de notre monde et inventer un nouvel univers. Par exemple, j’ai renversé un blouson de cracheur de feu – forain, itinérant, tellurique – en une pièce sortie du placard de Björk – aérien, onirique, sélénique. Le signifiant social de l’habit est radicalement métamorphosé, invitant son porteur à se réinventer. Upcycle yourself. Dans la lignée du ready-made, l’upside-down est un dispositif d’expérimentation et d’augmentation du réel déclinable à l’infini. A chaque test, quelque chose de nouveau apparaît, les significations se font et se défont, le monde se transforme.

"Sans couture, juste en bouleversant les critères d’intelligibilité habituels, un sarouel apparaît. J’ai réitéré ce geste sur différents modèles et c’est devenu une technique : l’upside-down."

Anne : L’upside-down était donc ta première technique. Qu’est venu après ?

Maroussia : Dans l’upcycling, on fait avec ce qui est déjà là. On ne peut généralement pas sélectionner en amont le matériau que l’on va travailler, tout dépendra de ce que nous offrira le gisement : la montagne de fripe. Chaque vêtement a une âme qui lui est propre : son signifiant social mais aussi son matériau et son armure, c’est-à-dire sa méthode de tissage. Mon défi est donc d’augmenter ma pratique et d’élaborer des techniques afin de la garder toujours déclinable, quelle que soit la matière qui me sera donnée. Je peux citer le collage, où je catapulte deux univers l’un contre l’autre pour en créer un troisième ; le lining, où l’on se glisse entre la doublure et le vêtement pour ouvrir un espace entre la couche et la sous-couche. Puis éventrer, twister, doubler, défourcher, moitié-moitié, le burger… autant de façons de bouleverser le réel. Le marqueur commun de toutes ces techniques est de ne pas défaire les coutures en suivant le patron. Au contraire, je  tranche au-travers du vêtement, je transforme l’architecture même de la pièce en ouvrant des interstices, de nouveaux espaces, là où il n’y avait que le plan bidimensionnel du vêtement, son tissage ou sa maille. J’ouvre un espace de réinvention pour le vêtement comme pour la personne qui le porte.

"Mon défi est donc d’augmenter ma pratique et d’élaborer des techniques afin de la garder toujours déclinable, quelle que soit la matière qui me sera donnée."

Anne : Il y a quelque chose de très jubilatoire et décomplexant à tirer un habit de la tonne de fripes pour tester différentes techniques fulgurantes, apprécier la transformation, puis passer à la suite. En fait, ta technique est profane et elle en tire cette force joyeuse, fédératrice, populaire. Assumer de ne pas savoir faire et foncer. C’est la figure de l’amateur qui rappelle un peu celle du philosophe Bernard Stiegler. Pour lui, l’amateur, c’est l’artiste. Il est amour et mouvement ; c’est celui qui aime et qui veut comprendre, donc produit : « pour voir (ou entendre) il faut copier (interpréter), c’est-à-dire mettre en œuvre son corps … peindre et reproduire pour regarder … conduisant à ce mot de Manet après le rejet de ses œuvres : « leur œil se fera ! ». ». A la différence que pour toi, « mettre en œuvre son corps » et faire son œil, c’est transformer, upcycler. Pour contempler le monde sous un autre angle, une compréhension augmentée, qui voit ce que le monde nous offre mais que les humains jettent – de matériaux comme de potentialités. Et en cela tu te rapproches d’une certaine façon de Kant, pour qui contempler la nature est un acte moral car il augmente nos facultés de connaissances, bien plus que de contempler un tableau déclaré à la mode.

Maroussia : Oui. Je pense que ce qui a donné puissance à ma création, c’est d’avoir un œil d’artiste entraîné, d’aimer passionnément la mode, mais… de ne pas savoir coudre. Et au lieu de répéter les gestes de couturières, dans mon logiciel disruptif habituel, j’ai plutôt décalé le prisme et vu la nécessité du partage et du collectif. Après tout, je suis celle qui coupe le patron en deux ! Alors j’ai partagé mes techniques et je me suis entourée de savoir-faire dont je ne disposais pas, dans un cercle vertueux d’échanges. La couture, c’est l’art de l’assemblage par excellence : elle lie sans cesse, en point zigzag ou en surjet. Elle est la cicatrice apparente du collage. Je parle bien sûr à un niveau social. C’est le meilleur prétexte pour rencontrer des gens, leur parler de leurs attitudes, de leurs corps, de leur charisme et pour coller tous ces univers ensemble dans la fête du défilé. Les gens se réinventent totalement lors des shootings.

"La couture, c’est l’art de l’assemblage par excellence : elle lie sans cesse, en point zigzag ou en surjet. Elle est la cicatrice apparente du collage."

Anne : Effectivement, si la contemplation est un acte solitaire, on habite le monde par les sens et l’esthétique est profondément sociale. D’où ton choix du vêtement comme médium, puisqu’il est fondamentalement populaire et universellement partagé.

Maroussia : Oui, à deux titres. Premièrement, ces vêtements upcyclés créent des espaces multiples et habités, ils ne sont pas portés comme des natures mortes. Je rends la mode àqui elle appartient : tout le monde, dans une inclusivité absolue. Deuxièmement, tu as le choix : soit on laisse nos vêtements nous déterminer, soit on s’en saisit pour déterminer qui nous sommes.

" (...) c’est une éducation à la déséducation de la norme, c’est apprendre à pirater ce qui existe déjà pour construire ce qu’on a envie de voir naître."

Reprenons l’armure du tissu. Soit elle est comprise comme une donnée rigide, immuable, à la façon d’une armure de chevalier qui ne peut protéger que le corps de l’homme sur lequel elle a été construite ; soit on la détourne et elle saura être la plus fidèle alliée de la personne qui l’aura upcyclée. Apprendre à travailler le textile, ces peaux que l’on doit enfiler tous les jours, c’est une éducation à la déséducation de la norme, c’est apprendre à pirater ce qui existe déjà pour construire ce qu’on a envie de voir naître.

Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud