La mode et la tendance
The Art of Transformation
« Je milite tout en embrassant l’amour que j’ai pour la mode. Je ne me bats pas contre la fashion, fast ou pas fast. Au contraire : parce que j’aime sa force populaire, son potentiel de transformation, je propose une alternative. C’est un manifeste en mode femme sandwich.»
Anne : Salut Maroussia ! Ton mouvement d’upcycling, Andrea Crews, est structuré en partie – aux côtés des workshops et performances artistiques – en marque de mode. Pourquoi avoir choisi cette organisation ?
Maroussia : Ce n’était pas chose évidente : j’ai organisé mon premier défilé en 98 alors que l’heure était aux supermodels, aux balbutiements de la fast-fashion. Et quelques années plus tard est venu le it-bag, symbole ultime de guidance des goûts. Rien de cela ne me parlait. Pourtant, j’ai toujours eu conscience de deux choses : d’être une bonne styliste et, sous le vernis normatif, de la force de transformation sociale du vêtement. Maîtriser un style, c’est un véritable exercice de construction puis de déconstruction de la norme ! En cela, la mode est puissante et fascinante. Mariant ces deux convictions, j’ai structuré ma pratique – naturellement, à contre-courant. Mes castings sont sauvages et inclusifs, mes fringues viennent du Secours Populaire ou de la poubelle, mes shows sont pointus, écologiques, punks et réunissent tous types de populations. J’ai constitué un univers sur lequel il est de bon ton de s’aligner aujourd’hui : jeune, green, durable, cool, inclusif. Je ne scanne pas la tendance : il se trouve que je la construis. La mode, pour moi, c’est facile. Et c’est toujours en pleine transformation, comme mon univers : c’est donc un médium de choix pour y embarquer le public.
"J’ai constitué un univers sur lequel il est de bon ton de s’aligner aujourd’hui : jeune, green, durable, cool, inclusif. Je ne scanne pas la tendance : il se trouve que je la construis. "
Anne : Il y a cette chose fascinante dans la mode qui est que tu ne peux pas en produire sans produire de la guidance. La preuve : tu t’es placée à rebours de la tendance mais en faisant cela, tu as créé un univers désirable – vers lequel on veut tendre en ce moment. Le philosophe Georg Simmel dit : « la mode, dépassant ses territoires originels, attire à elle le goût, les convictions théoriques et même les fondamentaux moraux de la vie, et leur imprime sa forme propre : la forme du changement. ». La tendance est une arme politique incroyable : on ouvre un univers dans lequel les gens vont désirer s’engouffrer pour s’y exprimer. C’est d’autant plus efficace que la tendance se cache dans la mode : elle se donne des airs de futilité.
Maroussia : Oui et pour autant, ce n’est pas un levier politique que la mode traditionnelle a investi de façon volontaire pour créer du changement, ou pas lors de mes débuts. Le mécanisme était plutôt de récupérer un air du temps, au lieu d’en inventer un – le lieu commun de « créer des vêtements pour les femmes d’aujourd’hui ». J’ai toujours lié mode et social, et le milieu ne comprenait pas cette force de transformation pendant les 10 premières années de ma pratique, ou ne voulait pas la voir. C’est le milieu de l’art qui m’a accueillie. Car prendre conscience qu’on peut influencer le monde c’est accepter de voir ses responsabilités en face ; pourtant c’est contrainte et forcée que l’industrie s’est penchée sur son RSE après l’effondrement du Rana Plaza en 2013.
"Prendre conscience qu’on peut influencer le monde c’est accepter de voir ses responsabilités en face."
Anne : Ce sont deux milieux en constante évolution, mais qui gardent une certaine exclusivité. La mode, c’est ce que tout le monde n’a pas encore adopté, c’est se différencier en tant que catégorie sociale : « Sitôt que les catégories inférieures commencent à s’approprier la mode en franchissant les frontières tracées par les catégories supérieures, ces dernières se détournent de la mode. Elles en adoptent une nouvelle par laquelle elles se différencient de nouveau des masses, et le jeu reprend du début. » . Toi, tu rejettes l’exclusif, tu t’es toujours dédiée à l’inclusif.
Maroussia : Parce que justement, la masse n’est pas mon antagoniste, c’est ma matière. Je m’intéresse au monumental ; mes dispositifs fonctionnent par tonnes, de vêtements et de gens. Les piles de 5 tonnes de fringues en libre-service avec quelques outils de couture, c’est permettre à tout le monde de s’emparer de l’expérience, de créer une euphorie à partir d’un constat plutôt sinistre. En 2018, l’industrie de la mode représentait 20% d’utilisation mondiale en eau, produisait 92 millions de tonnes de rebut. En 2016, 87% des fibres produites pour le textile ont été soit mises au rebut, soit incinérées ; et moins de 1% des matériaux utilisés dans l’industrie ont été recyclés. Évidemment, la tendance s’accélère. Changer le rapport à la masse et au particulier est donc un enjeu écologique capital, et pour cela je passe par l’expérience sociale. L’upcycling est la conjoncture entre rêver en grand et s’attaquer à la montagne, littéralement.
"Changer le rapport à la masse et au particulier est donc un enjeu écologique capital, et pour cela je passe par l’expérience sociale."
Anne : Pour Simmel, la tendance synthétise les deux mouvements qui nous sont fondamentaux et contradictoires : vouloir se distinguer pour exister en même temps que vouloir se laisser porter par la masse pour se protéger. Tu inverses la force d’inertie de la masse pour créer le mouvement que tu veux voir advenir dans le monde !
Maroussia : C’est ça : j’encourage tout le monde à se saisir de la mode. Je n’ouvre pas une tendance qui dirait aux gens : « faites comme ça. » Mais plutôt une tendance open-source, qui dit : « Voici les outils, faites ce que vous voulez ». En cela, j’espère créer pas seulement une tendance, mais un mouvement. Pas une guidance, mais une transformation profonde des pratiques par l’open-source. C’est ça mon ADN. Fashion, Art, Activism. Comme Dapper Dan qui piratait le luxe à Harlem dans les années 80, en recoupant des chutes de tissus de luxe ou en faisant de faux logos Gucci sur ses propres créations, je milite tout en embrassant l’amour que j’ai pour la mode. Je ne me bats pas contre la fashion, fast ou pas fast. Au contraire : parce que j’aime sa force populaire, son potentiel de transformation, je propose une alternative. C’est un manifeste en mode femme sandwich. Je veux ouvrir la dimension émotionnelle circulaire du vêtement, sa force de relation. C’est très bien montré par le slogan de Fashion Revolution, le mouvement né de l’effondrement du Rana Plaza : « Who made my clothes? ». Regarde, je t’ai offert le pull que tu portes et je suis heureuse de te voir avec. C’est un fétiche circulaire. Je l’aime, je te le donne, je continue de l’aimer, c’est le care, le soin et l’attention. La connexion.
"En cela, j’espère créer pas seulement une tendance, mais un mouvement. Pas une guidance, mais une transformation profonde des pratiques par l’open-source. C’est ça mon ADN. Fashion, Art, Activism."
Anne : Comment analyses-tu la tendance que prend l’upcycling en ce moment ?
Maroussia : Lorsque j’ai commencé, la couture n’était pas à la mode. Elle revient de façon fulgurante avec le DIY, par exemple dans les tutos TikTok. Ce n’est pas un hasard : c’est une pratique que la Gen Z embrasse pour se faire son propre upcycling, créer sa propre identité en transformant son environnement plutôt qu’en le révolutionnant. Car cette génération est née les pieds dans la profusion, le trop-plein, dans le “c’est déjà là – mais il faut que ça change”. On se moque beaucoup de ces très jeunes personnes qui reprennent des codes des années 90 qu’elles n’ont jamais connus. C’est ne pas comprendre la circularité de la mode au sens du cycle de tendance, mais aussi du cycle de réappropriation.
"(...) créer sa propre identité en transformant son environnement plutôt qu’en le révolutionnant. Car cette génération est née les pieds dans la profusion, le trop-plein, dans le “c’est déjà là" "
Il s’agit d’une génération née sur la montagne de fripe et qui sait qu’elle n’a pas le loisir de se détourner pour construire un ailleurs sur commande, puisque la montagne ne disparaîtra pas si on ne la réinvente pas. Cela part d’une considération écologique : le gisement de la seconde main est infini et c’est à partir de lui qu’on doit construire le monde ; pas en partant de ce qu’on croit anticiper dans les tendances. C’est pour cela que j’ai une pratique totalement open-source de mes techniques dans mes workshops car plus de gens s’en empareront, plus la recherche et développement autour de l’upcycling s’intensifiera.
Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud