LA FETE ET LA TRANSE

The Art of Transformation

« Je ne fais pas de l’événementiel, j’organise des rituels de transformation. Un dispositif festif qui peut essaimer, disséminer, planter des graines de changement, mais qu’on ne peut pas récupérer, neutraliser. Récupérer la mode est facile ; récupérer le mouvement, beaucoup moins. »

Anne : Hey Maroussia ! Je feuilletais le livre-somme que ton mouvement d’upcycling Andrea Crews avait édité pour ses 10 ans, I Am Andrea Crews. En suivant les photos et les années au fil des pages, on a l’air de tout le temps faire la fête avec Rebecq. Pourquoi ça ?

Maroussia : Mon art est indissociable de la fête. C’est dans la foule de la nuit qu’Andrea Crews a grandi ; ses muses et parrains sont photographes, modèles, musiciens, artistes, que des gens qui sortent le soir en lunettes noires. Ce sont eux les premiers qui se sont approprié le mouvement, l’upcycling de la fripe pour défiler toute la nuit, alors que la seconde main n’avait encore rien de cool. Cette culture de la fête c’est l’énergie que je mets dans mes créations, le goût pour l’iconoclaste, la curiosité pour l’avant-garde et le mélange des genres.

"C’est dans la foule de la nuit qu’Andrea Crews a grandi ; ses muses et parrains sont photographes, modèles, musiciens, artistes, que des gens qui sortent le soir en lunettes noires."

Anne : Andrea Crews a grandi dans la fête, mais elle est aussi née de la fête. Ta pratique est festive par culture, mais aussi par nature

Maroussia : Le but de mon art est de provoquer des bouleversements collectifs et rien ne s’y prête comme la fête. C’est assez logique : la nuit tous les chats sont gris, donc on peut s’habiller comme on veut. Pas assez bien, trop bien, les normes n’ont plus court et les excentricités font office de terrain d’exploration. Il s’agit d’ouvrir un espace qui n’est pas celui du travail, celui de la famille, ou celui des hobbies. Ouvrir un ailleurs, un endroit où les codes sont plus pailletés, qui permet les feux d’artifice : un espace de transformation. Mes armes sont le casting sauvage où je repère et réunis des personnalités qui tranchent ou d’autres qui sauront se révéler ; c’est également la production, pour assurer un bel espace que chacun peut s’approprier dans la joie et la communion.

"Il s’agit d’ouvrir un espace qui n’est pas celui du travail, celui de la famille, ou celui des hobbies. Ouvrir un ailleurs, un endroit où les codes sont plus pailletés, qui permet les feux d’artifice : un espace de transformation."

Anne :C’est vrai que la fête est un excellent endroit pour détricoter le fait social qu’est le vêtement, comment il nous norme et norme notre regard sur les autres. Je trouve que tes Burning Vogue en sont un bel exemple. Durant les Quinzaine Radieuse à Piacé tu organises une célébration où tu installes de grands totems recouverts de magazines Vogue et tu invites tout le monde, habitants, artistes, agriculteurs et tous les autres, à y mettre le feu dans une grande fête. A ce moment-là, un nouvel espace s’ouvre où chacun détruit le diktat et on invente une nouvelle façon de penser le vêtement, le corps, les relations. C’est littéralement iconoclaste : « contre le culte des images ». Et libre aux participants d’inventer dans le rituel de la fête de nouvelles images, de nouveaux fétiches ; mais ceux qu’ils auront voulu, qu’ils auront choisis, pas les images que l’on nous impose habituellement. Fête et vêtements sont des prétextes pour nous donner un pouvoir d’agir. C’est pour ça que tu organises la fête autour et sur le runway.

Maroussia : Une des fêtes les plus marquantes, c’est sans doute celle que j’ai organisée pour Yayoi Kusama. A l’issue de son installation Dot Obsession à Bruxelles, on a organisé un atelier d’upcycling où son motif obsessionnel – les pois, qui tapissaient l’installation du sol au plafond – était bousculé dans de nouvelles formes, de nouvelles obsessions et de nouvelles façons de les porter sur des vêtements. On a fait une immense fête où la scénographie reprenait ce motif avec d’immenses ballons à pois, et croisant nos deux traditions à Yayoi Kusama et à moi-même, on a fini tous nus. La transe qui se déclenche à ce moment-là, dans un coup de folie collective, ouvre une façon d’interagir avec l’autre qui transcende toutes les règles sociales, te métamorphose. Ce qui est important c’est qu’une fois la fête terminée il reste de la transe quelque part à l’intérieur de toi, la joie de sortir de soi. Et si ça t’est arrivé une fois, tu sais que tu as la possibilité d’y retourner, dans cet espace, dans ce monde parallèle où les règles sont différentes. Think outside the dot.

"Ce qui est important c’est qu’une fois la fête terminée il reste de la transe quelque part à l’intérieur de toi, la joie de sortir de soi."

Anne : Le pois pour Yayoi Kusama, c’est la self-obliteration, l’oblitération de soi-même. C’est se rendre compte qu’on n’est qu’un point ce qui est infinitésimal ; mais bien loin d’être une prison c’est aussi comprendre que nos contours ne sont pas aussi fixes qu’on pourrait le penser puisqu’un point fait partie d’une constellation, aussi bien à l’échelle intra-personnelle qu’à l’échelle cosmique. Cela amène à réfléchir à nos relations aux autres, à la nature, à l’univers… C’est bien la possibilité d’une reconfiguration des relations qui s’opère là. Par exemple, l’importance de la fête dans la solidarité et la progression des combats des personnes de couleurs LGBT aux Etats-Unis est trop bien documentée pour être minimisée. Elle est tout d’abord thérapeutique comme elle ouvre des espaces où l’on est accepté dans la vérité de son identité ; puis elle est un espace d’exploration hors de la norme, où l’on invente de nouvelles… modes. Le tayloring des lesbiennes berlinoises des années 20, les ateliers militants de T-shirts à messages chez Act-Up, le renouveau du travail du cuir que l’on voit aujourd’hui sur Instagram qui nous vient de la culture fétichiste sont autant de témoins indéniables de ces bouleversements festifs, qui viennent de fêtes radicalement hors normes – voire considérées comme déviantes.

Maroussia : C’est cette torsion dans la norme qui m’intéresse. A l’inverse de Mardi-Gras, je me déguise un petit peu tous les jours : extreme fashion mais toujours underdressed. Ce qui m’intéresse ce n’est pas la fête de carnaval, où l’on marche sur la tête pendant une journée avant de revenir à la normale. Le changement qu’on provoque ne doit pas être qu’une mode : ça doit être un mouvement, une mise en action, un changement durable tant qu’il est pertinent. En cela, le casting sauvage et le vêtement sont des dispositifs redoutables. Ce ne sont pas les vêtements que je montre, mais le phénomène du vêtement sur les modèles. Je décale les gens, les endroits, les contextes. Tout commence avec une démarche inclusive radicale, où chacun est invité à entrer dans la danse avec son exubérance ou sa timidité, ses handicaps et ses complexes, ses préjugés. Puis ses habitudes vont être bousculées puisqu’on va joyeusement fabriquer des vêtements, se changer, se transformer, se réinventer, être qui l’on veut pour une soirée ou pour un peu plus longtemps. Dans une bonne soirée, on ne sait jamais à l’avance ce qui va se passer, se révéler. Il s’agit d’ouvrir aux possibles.

"Ce qui m’intéresse ce n’est pas la fête de carnaval, où l’on marche sur la tête pendant une journée avant de revenir à la normale. Le changement qu’on provoque ne doit pas être qu’une mode : ça doit être un mouvement (...)"

Anne : C’est intéressant que tu soulèves cet imprévu qui caractérise ton dispositif. Alban Bensa et Eric Fassin décrivent ainsi l’événement : « vécu dans l’intensité, avec l’émotion qui résulte de la conversion réciproque de l’individuel et du collectif : des acteurs et des situations qui ne sont pas entièrement prédéterminés se révèlent à eux-mêmes et aux autres. ». L’événement, c’est un peu le truc qui nous tombe dessus et qui change les perspectives, les relations, nous fait voir ce qui était caché avant. On ne peut ni le maîtriser, ni le contrôler. Mais Dominique Crozat et Sébastien Fournier ont montré comment la fête s’est fait domestiquer par le mal nommé « événementiel » justement. Elle a bifurqué vers une science de la gestion et de l’immobilier, pour vendre du loisir et verrouiller l’imprévu. Comment évites-tu le piège de « l’événement », « l’expérience » au sens appauvri du terme, au frisson clé en main. 

"C’est pour cela que mon dispositif est itératif, mais pas reproductible. Aucun de mes événements d’upcycling ne sera le même car la fête est toujours différente"

Maroussia : J’amène mon dispositif dans les contextes les plus divers possibles et toutes mes méthodologies sont open-source. C’est pour cela que mon dispositif est itératif, mais pas reproductible. Aucun de mes événements d’upcycling ne sera le même car la fête est toujours différente. Dans un workshop d’upcycling, je ne donne aucune direction de mode, d’uniformité de collection. J’assure la production, m’assure de la viabilité de l’expérience et de sa bienveillance ; le reste appartient aux participants.  En cela, la mode est aussi intéressante : elle offre aussi un rituel, le défilé saisonnier. C’est toujours une occasion de faire bouger les lignes, pas de les consolider. En fait je ne fais pas de l’événementiel, j’organise des rituels de transformation. C’est important de mettre en place un dispositif festif qui puisse essaimer, planter des graines de changement, mais qu’on ne peut pas récupérer, neutraliser. Récupérer la mode est facile ; récupérer le mouvement, beaucoup moins. D’où mon motto : « Fashion, art, activism ».

Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud