Pour un nouveau luxe

The Art of Transformation

« Là où l’ancien luxe puise tout son prestige dans des références au passé, mime toujours une gloire d’antan, le nouveau luxe offre l’imagination, la projection dans le futur à un moment de crises où il est urgent de construire l’après. »

Anne : Salut Maroussia ! Tu es militante d’une nouvelle approche qui se veut révolutionner notre rapport à ce grand flou qu’on appelle « luxe ». Pourtant tu es artiste et fashion designer, soit particulièrement bien placée sur ce segment d’élite. Quelle est ta vision de ce nouveau luxe ?

Maroussia : J’ai effectivement une place organique dans le monde du luxe tel qu’il existe aujourd’hui, mais je pense qu’il est dépassé. Ses acteurs se livrent une course effrénée alors que la ligne d’arrivée est déjà loin derrière nous. Il n’y a plus rien à extraire dans un monde que l’on finit d’épuiser. Pour créer un nouveau sentiment d’exclusivité, il faut totalement changer de paradigme. Sinon on ne fait pas du luxe, on fait juste du « over-the-top ». Évidemment le luxe c’est aussi la notion d’excellence, du travail de la main, qui s’applique aussi bien à l’upcycling. qui valorise la matière, à la différence que celle-ci a déjà eu une existence. Je propose de changer notre regard sur le précieux. Pas besoin de l’extraire dans des pays déchirés de conflit : le trésor est ici.

"Il n’y a plus rien à extraire dans un monde que l’on finit d’épuiser. Pour créer un nouveau sentiment d’exclusivité, il faut totalement changer de paradigme."

Anne : C’est vrai que le luxe, jusqu’à aujourd’hui, a toujours été lié à l’extraction de matériaux rares et de savoir-faire tout aussi rares. Pourtant dans notre monde d’abondance, ni matière ni artisanat ne nous semblent plus exclusifs – à tort, puisqu’en réalité ils se raréfient. Mais dans les faits, tout le monde peut s’offrir une bague en or et le luxe traditionnel a une tendance à l’inflation pour continuer de se situer comme critère de distinction. Ça n’a pas toujours été le cas. Gilles Lipovetsky dans Le luxe éternel théorise que le luxe, dans les sociétés pré-industrielles, relevait de l’obligation. On ne choisissait pas son luxe. On en était privé ; ou alors on devait le manifester selon certains codes pour reproduire le mythe que l’on appartenait à une classe naturellement supérieure qui méritait des choses inaccessibles au commun : la famille romaine, la classe ecclésiastique, la royauté… Mais l’industrialisation a amené un pouvoir d’achat à une nouvelle classe, la bourgeoisie, qui n’avait plus besoin de prouver sa supériorité naturelle de classe mais le mérite de son travail individuel. La consommation de luxe s’est alors radicalement individualisée. Pour Lipotevski, on est sorti d’une certaine aliénation en pouvant s’individualiser dans nos choix de consommation. C’est le luxe tel qu’on le connaît, auquel chacun a le droit de rêver ou d’accéder.

Maroussia : Pourtant l’aliénation subsiste. J’ai construit ma marque lors de l’acmé du it-bag et de la it-model. Je voulais me battre contre l’extrême guidance de style, l’uniformisation des goûts. L’expérience du luxe n’a jamais été pour moi une promesse de libération. Qu’est-ce qui change dans ta vie quand tu achètes un it-bag ? Tu t’achètes juste un bout de « j’y suis presque ». Une sorte de vérification que tu es sur le bon chemin. Tu as l’impression de t’acheter un temps, une médaille dans la course au sommet. C’est pour ça que je pense qu’un luxe véritable serait de récupérer son temps – pour de vrai. Le luxe de nos jours, sous des airs de futilité, a pour but de manifester le meilleur temps possible, le plus beau, le plus riche. C’est pour ça que le luxe « expérientiel » dépasse le luxe « personnel », de biens, en termes de chiffre d’affaires mondial. Mais en fait, rendre son temps beau et agréable, c’est une attitude, un style. Ça ne s’achète pas.

"J’ai construit ma marque lors de l’acmé du it-bag et de la it-model. Je voulais me battre contre l’extrême guidance de style, l’uniformisation des goûts. L’expérience du luxe n’a jamais été pour moi une promesse de libération. "

Anne : Comment définirais-tu ce nouveau luxe ?

Maroussia : L’opportunité de styliser sa vie en adéquation, non pas avec un diktat de consommation, mais avec ses valeurs et de façon holistique. Ne plus consommer son life style mais construire son lifestyle ! C’est-à-dire avoir le contrôle de son temps, de son espace, de son corps, de sa life. Pouvoir prendre le temps de chiner, de dénicher le trésor là où il nous attend dans un acte de sérendipité, détaché de but productif. Se trouver le verre parfait pour boire de l’eau, qui enchantera et donnera sa véritable valeur à cet acte aussi magique que quotidien. C’est avoir l’opportunité de changer d’environnement lorsqu’on en a l’envie ou le besoin, de pouvoir changer de strate comme de vitesse, de créer une arythmie pour apprécier l’harmonie. C’est bien sûr aussi le pouvoir d’agir, c’est-à-dire le savoir-faire, incarné par le DIY. Le vrai pouvoir de créer ce dont on a besoin. Il y a un véritable luxe dans l’autonomie collective et ses échanges, toujours s’enrichir de nouveaux savoirs sans avoir besoin de les corréler à un enrichissement personnel. Il ne s’agit pas d’être riche ; mais de pouvoir m’offrir tout ce qui compte.

"l’opportunité de changer d’environnement lorsqu’on en a l’envie ou le besoin, de pouvoir changer de strate comme de vitesse, de créer une arythmie pour apprécier l’harmonie. C’est bien sûr aussi le pouvoir d’agir, c’est-à-dire le savoir-faire, incarné par le DIY."

Anne : Cela rappelle Frédéric Lordon, pour qui cette décorrélation entre productivité, mérite et salaire augmentera notre niveau de confort – notamment par le revenu universel. Être entouré moins de choses mais plus belles, fabriquée pour l’amour de l’art par un artisan qui ne dépendrait pas de sa productivité ou de son marketing pour vendre, qui par extension n’aurait pas eu à s’endetter pour s’équiper afin de produire plus – ce qui le force à produire encore plus pour amortir… Ce nouveau luxe réinvente son paradoxe entre futilité et nécessité : il s’agit alors de fabriquer par pure envie. Réhabiliter les sens, réhabiliter le désir, soit ce qu’on a de plus essentiel, en l’investissant dans un acte purement… gratuit.

Maroussia : C’est une façon d’investir le futur avec envie et dans le collectif. C’est pour cela que ma demarche, est avant tout une aventure collective,  à l’esthétique contemporaine et disruptive – Everybody is Andrea Crews. Là où l’ancien luxe puise tout son prestige dans des références au passé, mime toujours une gloire d’antan, le nouveau luxe offre cette imagination et cette envie d’embrasser le futur à un moment de crises. Il est urgent de se projeter avec envie, sinon ça ne fonctionne pas, dans un avenir où il faut tout réinventer. L’upcycling est un exemple parfait. C’est changer notre regard envers le déchet pour le revaloriser, le singulariser, le rendre précieux. Changer de modèle esthétique c’est changer de modèle politique.

"Là où l’ancien luxe puise tout son prestige dans des références au passé, mime toujours une gloire d’antan, le nouveau luxe offre cette imagination et cette envie d’embrasser le futur à un moment de crises."

Anne : La conservatrice honoraire aux Arts Décoratifs Odile Nouvel souligne que lorsque le luxe s’est étendu à la classe bourgeoise, on a commencé à industrialiser le faux. Le faux était alors de faire du neuf avec du vieux, par exemple en encollant des chutes de laine à du papier pour imiter le velours aux murs. Or ce nouveau luxe ne cache plus le travail de valorisation de la chute, du rebut, au contraire il le donne à voir. Par exemple dans la mise en valeur des patchworks avec les surjets, que tu pratiques beaucoup. Il ne s’agit plus de prouver son élévation par un objet, fut-il faux. Au contraire c’est l’objet qui nous élève. L’objet valorisé nous valorise.

"Le confort c’est construire un environnement harmonieux où l’on peut se ré-conforter, ou créer des expériences qui apportent ce sentiment de bien-être. C’est du soin"

Maroussia : En fait au lieu de créer un environnement qui prouve une valeur (bourgeoise), on crée un environnement qui prouve un bonheur. Il y a là une véritable transgression. Dans une approche sensible et ouverte du monde, dans la capacité à trouver le trésor sans qu’on ait besoin de nous l’indiquer. C’est reinventer la narration de ce qui anime, c’est aussi réapprendre le confort finalement, Le confort c’est construire un environnement harmonieux où l’on peut se ré-conforter, ou créer des expériences qui apportent ce sentiment de bien-être. C’est du soin. Et soigner son environnement, c’est forcément durable, écologique et collectif.

Anne: Est-ce que tu pourrais nous présenter ces expériences néoluxueuses, cette nouvelle façon de prendre soin ?

Maroussia : J’imagine que c’est un mélange de self-care et de découverte, d’ouverture vers l’extérieur. Il s’agit toujours de trouver une harmonie entre intérieur et extérieur, entre besoin individuel et ouverture collective… Cela peut-être d’aller au musée un lundi au lieu d’être au travail ; avoir un endroit où être invité lors d’une envie subite de campagne alors qu’on habite en ville et vice-versa. Avoir le temps de curater son environnement avec joie, de savoir fabriquer ce dont on a besoin ou de connaître quelqu’un qui pourrait le fabriquer avec nous, c’est se réappropier notre autonomie dans nos choix et dans notre mode vie.

Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud