La pratique collective

The Art of Transformation

" On enchaîne les crash-tests sans crainte de mal faire avec la garantie de partir avec un nouveau bagage : une nouvelle façon de fonctionner en groupe, un nouveau rapport à son corps, à l’écologie… "

Anne : Maroussia, ta pratique de l’upcycling est fondamentalement collective : tu la déploies dans des performances et workshop de mode upcyclée, où tu invites tout le monde à s’emparer d’habits de seconde main pour les transformer et se transformer. Pourquoi avoir choisi la collaboration comme ADN de ton travail ?

Maroussia : C’est parti d’un constat indéniable : on ne peut pas mettre en pratique le changement tout seul. A un moment, il faut se mettre en action collectivement ! C’est ce que je propose dans mes workshops. J’invite un groupe dans un bel espace où les attendent une masse d’habits de seconde main, je les fais s’emparer de techniques d’upcycling immédiatement mobilisables et on crée un grand et joyeux défilé. A chaque itération, comme on fabrique toujours de nouveaux vêtements et de nouvelles façons de les porter, on apprend ensemble à reformuler la collaboration. Je mets mes compétences d’upcycling textile et de production d’événements au service d’un espace que l’on crée ensemble, un espace convivial où les hiérarchies se muent en un partage des aptitudes qui permettent aux savoir-faire les plus divers de se révéler. Moi-même, alors que je drive les événements, je gagne grâce à cette nouvelle alimentation toujours plus d’expertise sur ma propre création ! Le workshop nous fait sortir de nous-mêmes et accomplir quelque chose de collectif, et en même temps qui nous dépasse tous. C’est une méthode de passage à l’action qui a pour but d’empowerment et de créer encore plus que la somme de nos parties réunies, que je partage aujourd’hui à tous types d’organisation.

" On ne peut pas mettre en pratique le changement tout seul. A un moment, il faut se mettre en action collectivement! C’est ce que je propose dans mes workshops. "

Anne : Comment est née cette pratique ?

Maroussia : C’est un savoir-faire qui me vient de ma formation artistique. Il m’a toujours été évident que je ne peux pas faire juste pour moi. Être ensemble augmente ma puissance et ma capacité, j’aime l’aller-retour entre ce que je donne et ce que l’autre me donne et l’énergie que l’on crée ainsi. Lorsque je suis arrivée à Paris en tant que jeune artiste, j’ai immédiatement structuré Andrea Crews, mon alter ego business, un surmoi en forme d’agence de talents. J’ai monté mon premier workshop en 2002 au Palais de Tokyo, j’y ai fait venir 5 tonnes de fringues accolées à une dizaine de machines à coudre.  Se sont croisés Karl Lagerfeld et Joseph Kamuanga, couturier autodidacte, réfugié politique soutenu par Secours Populaire, ou encore Sandra Berrebi costumière surréaliste devenue depuis lors mon amie. J’ai toujours croisé l’avant-gardiste et le populaire, l’open-source. 

" Je me sers de l’upcycling comme d’une pratique de care, de soin. Prendre soin du vêtement jeté, prendre soin de soi, prendre soin du groupe. "

 Les gens s’habillaient, se déshabillaient, coupaient, cousaient, il y avait des fringues plein le Palais de Tokyo, la fête était immense. J’ai été invitée à monter cette performance un peu partout dans le monde et j’ai commencé à fédérer designers, artistes, photographes, muses et gens de la nuit qui venaient grossir la foule Andrea Crews, lookés à mes côtés. Andrea Crews est devenue une marque de mode internationale dont j’assure la création artistique et les collaborations avec des marques. J’ai fait la synthèse entre une performance d’artiste et un alias pour tous ceux qui souhaitaient rejoindre notre mouvement. De là me vient mon expertise en production d’événements participatifs de grande envergure, et la gestion des talents.

Anne : Tu as également adossé ta pratique à la théorie esthétique de l’art relationnel, émulée notamment par Nicolas Bourriaud qui déployait son « esthétique relationnelle » pendant que tu affinais ta pratique. Il s’agit en quelque sorte de considérer que l’art n’est pas encapsulé dans un objet, une œuvre, mais qu’il est ce qui se tisse, ce qui est provoqué dans la performance. Chez toi, l’œuvre n’est pas le vêtement, mais ce que tu ouvres : le casting sauvage, la montagne de fripes, la collaboration textile, le défilé… Dans la performance, participative ou non, se rejouent évidemment des relations déjà établies dans le reste de la société mais l’art permet d’en ouvrir des nouvelles, des « interstices ». Comme toi qui ouvres de nouveaux espaces dans les habits, entre le vêtement et la doublure par exemple, encourageant les participant.es à inventer de nouvelles façons d’habiter ces nouveaux espaces – et donc de nouvelles façons de se comporter.

Maroussia : C’est cela. Dans les workshops, on crée des imprévus dans le réel, laissant le champ libre aux participants de s’y glisser joyeusement et de se saisir des possibilités qu’ouvrent ces changements. C’est ce que Bourriaud, en reprenant Derrida, appelle les « traces ». Ce qui reste durablement bouleversé lorsque l’événement est terminé. C’est aussi l’interstice qu’on ouvre entre punk et savoir-faire dans le temps court et ramassé du workshop où tous les participants se jettent dans le projet avec leurs différentes personnalités. On enchaîne les crash-tests sans crainte de mal faire avec la garantie de partir avec un nouveau bagage : une nouvelle façon de fonctionner en groupe, un nouveau rapport à son corps, à l’écologie… Car le processus créatif multiplie les énergies de la joie, de la création, de la bienveillance et du respect. Je suis là pour les guider, comme un metteur en scène, afin de multiplier les potentialités de reconfiguration des processus de collaboration.

" Considérer que l’art n’est pas encapsulé dans un objet, une œuvre, mais qu’il est ce qui se tisse, ce qui est provoqué dans la performance "

Anne : Tu crées donc une triangularisation de bienveillance entre les participants, toi et le vêtement. C’est intéressant car ce n’est pas forcément ce qu’on a en tête lorsqu’on pense mode et direction artistique.

Maroussia : Pourtant le vêtement est notre environnement numéro 1. Il doit être bienveillant, confortable – de l’anglais comfort, « consoler ». Je me sers de l’upcycling comme d’une pratique de care, de soin. Prendre soin du vêtement jeté, prendre soin de soi, prendre soin du groupe. Comme l’artiste Lygia Clark qui crée à partir des années 60 l’Objeto relacional, « l’objet relationnel » qui transforme le corps en œuvre d’art puis passe de main en main dans le groupe. Quelque chose se passe par le toucher qui n’a pas d’espace pour exister autrement. En cela, les créations collectives que je propose ouvrent de nouvelles configurations et solutions aux frictions qui peuvent exister entre collaborateurs, mais aussi entre inconnus. On se découvre différemment et comme on a envie de prendre soin de la création, on change notre rapport à nous et aux autres pour trouver des solutions de coopération innovantes.

" Les créations collectives que je propose ouvrent de nouvelles configurations et solutions aux frictions qui peuvent exister entre collaborateurs, mais aussi entre inconnus. "

Anne : Peux-tu nous décrire le déroulement d’un workshop et ce que tu as noté comme créations et résultats ?

 Maroussia : Les déroulés s’adaptent aux concepts, aux problématiques et aux lieux avec lesquels on travaille. Mais un schéma général revient. Un premier temps est dédié à la sensibilisation à la problématique environnementale de l’industrie de la mode et aux alternatives circulaires. Ensuite on prend contact avec la matière des vêtements, on lance une recherche sur ce qu’on a envie de confectionner. Vient après la réalisation des looks, avec la couture, la sérigraphie ou d’autres techniques. Suit un shooting photo ou vidéo d’un défilé festif, puis la découverte du résultat ainsi que le recueil des impressions. Ce qui s’en dégage majoritairement, c’est la joie de la découverte. De techniques tout d’abord ; mais aussi de s’être révélé des talents cachés et d’avoir éprouvé de nouvelles manières de collaborer. Une joie d’avoir accepté de bouleverser un certain statu-quo. 

" Ce qui s’en dégage, c’est la joie de la découverte. "

En cela mes workshops sont particulièrement adaptés au team-building car j’installe un rail entre ce qu’on découvre pouvoir faire soi-même, et comment l’investir dans le groupe. Découvrir pour mieux agir.

Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud