Upcycle the world : Une transformation activiste
The Art of Transformation
« Être une structure économique m’oblige à avoir la tête sur les épaules quand je réfléchis à comment je veux faire différemment avec ce qui existe déjà, là. Pour autant, partir de « l’existant » ne m’empêche pas de penser un « autrement » radical. C’est le principe de l’upcycling. »
Anne: Hey Maroussia! L’upcycling que tu fais avec les vêtements, tu comptes bien faire pareil avec le monde. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
Maroussia : Les vêtements sont sans doute le plus important des vecteurs de détermination sociale. Quand on change de vêtements, on change de position dans le référentiel de valeurs des gens qui nous regardent. Que dire alors quand on exprime son propre style et conçoit ses propres vêtements ! On est désincarcéré de la case sociale ; on existe par soi-même. Se délester des normes pour développer un style à soi, c’est casser le déterminisme social. Mon upcycling propose non pas de transcender les critères sociaux habituels en te faisant aller du bas vers le haut, mais de les bouleverser.
"Que dire alors quand on exprime son propre style et conçoit ses propres vêtements ! On est désincarcéré de la case sociale ; on existe par soi-même. Se délester des normes pour développer un style à soi, c’est casser le déterminisme social."
Anne : D’ailleurs ton mode de production lui-même est alternatif. Ton mouvement Andrea Crews s’est structuré à La Générale, le squat de Belleville.
Maroussia : Oui, c’est important pour moi d’ouvrir des alternatives. Pour autant, il faut qu’elles soient réalistes. Je suis une idéaliste qui est obligée de faire avec l’existant puisque des équipes, des investissements dépendent de moi. En fait, je n’ai pas le choix : je dois être sustainable dans mes bouleversements, par volonté mais aussi par principe de réalité ; j’essaie de déployer un cadre de développement durable. Il s’agit d’être vertueux écologiquement, socialement, viable économiquement. L’inscription dans une économie est importante pour moi et les gens qui travaillent pour moi. Être une structure économique m’oblige à avoir la tête sur les épaules quand je réfléchis à comment je veux faire différemment avec ce qui existe déjà, là. Pour autant, partir de « l’existant » ne m’empêche pas de penser un « autrement » radical. C’est le principe de l’upcycling.
"En fait, je n’ai pas le choix : je dois être sustainable dans mes bouleversements, par volonté mais aussi par principe de réalité ; j’essaie de déployer un cadre de développement durable"
Anne : C’est un peu l’idée de « l’homme révolté » d’Albert Camus. Il pense la révolte contre la révolution. Une révolution c’est faire un tour complet, revenir à son point de départ en se détachant totalement du réel pour basculer dans l’idéologie complète, justement ce contre quoi on avait intenté une révolution. L’homme révolté initie un mouvement collectif parmi celles et ceux qui en ont assez, contre la mythologie du grand homme providentiel et révolutionnaire. La révolte c’est pour tout le monde, c’est un droit, un geste concret dans le vrai monde : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » C’est l’inverse du renoncement – l’amertume de l’homme dégoûté mais immobile, et aussi le drame de la révolution ratée – et le début du « mouvement », un mot qui résonne beaucoup chez toi. L’homme révolté, quand il dit « non », il fait deux choses à la fois : paradoxalement il affirme (« nous voulons autre chose »), et il agit. C’est la base du collectif : si dans l’absurde irrémédiable du monde, on peut tout de même vouloir un mieux, alors un ensemble est possible. C’est un anti-cynisme.
Maroussia : Voilà. Je n’invente pas un monde révolutionné. En plus, je tire trop d’inspiration de celui-ci. Plutôt, j’ouvre des embranchements, des portes vers des univers parallèles. Il s’agit d’y dessiner des mouvements durables et désirables, de rendre la radicalité sexy. La question n’est pas celle de la pureté ou de la compromission, mais de l’action. Extinction Rebellion m’inspire par exemple. C’est post-punk : plutôt que confronter, on embrasse ce qu’on souhaite changer pour construire collectivement dans un contexte qui nous dépasse. Comme l’habit que l’on upcycle, on commence par lui donner une existence, de l’amour. Ça marche et j’en ai la preuve par le vêtement : on m’a raconté que quand on porte une fringue Andrea Crews, on se fait 3 potes à la minute. Tu ouvres une faille spatio-temporelle, tu bouges les lignes de ce que tu révèles de toi habituellement – et ce que les autres voient dans la faille, ça les attire. De se positionner différemment au-travers des cases de l’échiquier, d’endosser visiblement et désirablement des valeurs d’amour, de respect de l’environnement et des gens, de l’amour de l’art et de la mode. Tu deviens un avatar au poing levé et à géométrie variable d’un mouvement irrésistible.
"j’ouvre des embranchements, des portes vers des univers parallèles. Il s’agit d’y dessiner des mouvements durables et désirables, de rendre la radicalité sexy. La question n’est pas celle de la pureté ou de la compromission, mais de l’action."
Anne : C’est l’écologie au sens large. On entend souvent ce mot comme une démarche en vue d’améliorer la qualité de l’air, des mers et des sols. En réalité, « écologie » signifie « science de la vie » au sens de la science du milieu, des interactions, de comment s’organise la vie dans un environnement donné – nous et nos émotions compris. C’est une science qui s’oppose à une compréhension largement dominante des Lumières où l’on prend pour acquis que l’homme est au centre de l’univers. L’écologie, c’est s’appuyer sur l’existant – notamment pour le pionnier de l’écologie sociale Murray Bookchin – et décentrer le point de vue. Et plus loin, comprendre qu’il n’y a pas de « centre », que des relations. Et qu’il ne tient qu’à nous de les redéterminer, ce qui est beaucoup plus empouvoirant et réaliste que de s’attaquer au centre d’un système. Le centre reste toujours au milieu, même si tu le renverses. Dans ce sens, une révolte écologique est largement aussi indispensable qu’une révolution écologique.
Maroussia : C’est la philosophie du circulaire : je change le monde en recréant des cercles, sans passer par le centre. Mes vêtements font partie intégrante de l’économie circulaire. Mes méthodes sont en open-sources pour elles-mêmes être augmentées et recyclées. Et cette vision économique ne va pas sans des valeurs d’inclusivité, de mélanges sociaux inédits, de nouvelles silhouettes et je révèle des morphologies ou des caractères qui n’auraient pas eu leur chance en mode traditionnelle. J’accessibilise le mouvement : j’ouvre le cercle. Everybody is Andrea Crews. Les graines semées ont germé, par exemple avec les ateliers d’insertion par la création. En 2002, on a ouvert un atelier de couture Rue Ramey dirigé par XX, qu’on a fait coudre avec Chanel. De là, les initiatives se sont multipliées. A l’ESAT de Ménilmontant pour les travailleurs handicapés, au Diamant ou encore Casa 93 qui est une école de mode pour les jeunes, gratuite et accessible aux personnes handicapées. Être un artiste tout seul, ça n’a pas de sens. Il faut que les choses soient fertiles.
"Être un artiste tout seul, ça n’a pas de sens. Il faut que les choses soient fertiles."
Anne : Effectivement cette philosophie de la création est un bon remède au ressentiment, qui incarne pour Camus ce renoncement dont on parlait au début – notre discussion est circulaire ! –, cette antithèse de la révolte. L’homme du ressentiment pour Camus s’auto-intoxique dans son dégoût, il est dégoûté par son impuissance et au lieu d’être affirmatif, il met en place les conditions de la continuation de son impuissance. On comprend alors qu’il faut changer quelque chose en soi et dans son environnement pour passer à l’action – pour passer de l’impuissance au pouvoir d’agir. Il faut agir pour agir, alors qu’on est dans une sorte d’impuissance. Il s’agit d’un mouvement qui floute les limites entre soi, le collectif, l’environnement. Qui redétermine des relations. Si on pousse la réflexion, c’est un mouvement écologique où je me comprends moi, le reste, et comment ça peut changer. C’est aussi une condition du collectif.
"Voilà un état de relations qui a été fertile de collectif, de changement dans la mode – pour tout un mouvement, et pas que pour le mien"
Maroussia : C’est sans doute pour ça que pour moi, tout a commencé avec la présentation de mon projet d’étude, nue devant Wall Street à manifester avec une pancarte. Il fallait dépasser quelque chose, une peur d’agir contre ce quoi je voulais me battre. Fear eats the soul: à un moment, il fallait y aller. Les manifs me font pleurer d’émotion et je suis une femme nue avec une pancarte. Voilà un état de relations qui a été fertile de collectif, de changement dans la mode – pour tout un mouvement, et pas que pour le mien. J’investis la transformation avec une vision globale de l’upcycling, mais je m’inscris aussi dans le mouvement Fashion Revolution qui participe aussi à une reconfiguration des relations des gens à leur environnement, à développer un RSE personnel. On a donné du sens à Upcycle the world, que l’on pourrait résumer par faire mieux avec ce que l’on a, l’art de la transformation. Mais selon notre discussion,ça n’est possible que si on peut aussi s’upcycler soi-même : un moment de changement, de reconfiguration des relations en vue d’agir.
Anne : Rendez-vous pour l’entretien « Upcycle yourself » alors !
Propos recueillis et mis en forme par Anne Plaignaud